Franek au grand cœur

Toutes les personnes que nous avons rencontrées sont unanimes à son sujet : Franek était un homme très généreux, toujours souriant. Ni ses problèmes de santé, ni ses soucis personnels ne faisaient de l’ombre à la gentillesse si spontanée de cet homme de cinquante-quatre ans. Il était très respectueux et prévenant, il se souciait sincèrement de prendre soin de son entourage et d’aider celles et ceux qui croisaient son chemin. Son décès, survenu dans l’après-midi du 11 décembre 2023, laisse une grande douleur, sinon une amère tristesse, pour les personnes qui l’ont côtoyé.

Son ami M., lui aussi polonais, nous le décrit comme une personne magnifique. Franek aimait se promener des heures durant dans Paris ou en forêt où il se plaisait à cueillir les champignons. Il écoutait souvent du rock des années 70, en particulier Led Zeppelin ou Uriah Heep. Ces chansons, avec lesquelles il a grandit, ne laissaient pas de lui rappeler sa jeunesse.

Il passait le plus clair de son temps avec ses compagnons polonais – lorsqu’il n’était pas occupé à prêter main forte au Samu social. Il savait toujours où trouver des Polonais pour profiter avec eux de moments de convivialité. Si Franek maîtrisait bien le français, il prenait plaisir à échanger dans sa langue maternelle quand il le pouvait. Il s’amusait à apprendre des mots de polonais à des Français·e·s, sans que ces dernier·e·s ne parviennent forcément à les mémoriser. Quoi qu’il en soit, le plus important pour lui était ces temps d’échange qu’il partageait avec les autres. C’est sûrement la raison pour laquelle il ne rejoignait jamais ses camarades les mains vides et prenait soin d’apporter une bouteille de vodka à partager avec eux.

L’entourage de Franek retient de lui l’image d’un personnage un peu toujours à part. Les personnes qui l’ont connu observaient une certaine retenue de sa part, il semblait avoir « un blocage à évoquer des sujets personnels ». Franek avait eu un ami dont il était très proche, Tadeusz, décédé quelques années auparavant. Profondément touché par la disparition de son ami, Franek s’est par la suite gardé de créer des liens intimes, et de trop s’attacher aux nouvelles personnes qu’il rencontrait. Pour se protéger de la fragilité de la vie en rue, il avait également mis en place des rituels dans son quotidien. Il parcourait des dizaines de kilomètres chaque jour, seul, au bord de la mer quand il en avait l’occasion, ou plus régulièrement dans le bois de Vincennes. À la fin de ses longues balades, il venait passer du temps au Samu social où il retrouvait alors une aide soignante qu’il considérait comme sa « petite maman », ses camarades, ainsi que les autres membres du personnel avec lesquel·le·s il s’était lié.

La chaleur humaine qu’il trouvait dans ce centre lui était très importante. Il ne manquait pas de témoigner sa reconnaissance auprès des personnes qui l’entouraient, que ce soit pour le personnel du site Saint-Michel auquel il offrait de nombreux chocolats, des fruits « pour les vitamines » ou encore des fleurs ; ou à travers les bouteilles de vodka qu’il ramenait à ses amis. C’était un homme toujours présent pour les autres, même lorsqu’il ne les connaissait pas très bien. Ces gestes quotidiens témoignaient de sa générosité sans borne, certes appréciée, mais dont la récurrence surprenait. Ces cadeaux constituaient à la fois une manière pour Franek de montrer sa gratitude aux personnes qui lui venaient en aide – « vous faites un travail que je ne pourrais pas faire » avait-il reconnu aux membres du Samu social – en même temps que cela lui permettait certainement de contrebalancer la dimension unilatérale de l’aide qu’il recevait.

Les liens étaient importants pour Franek mais plusieurs évènements lui avaient toutefois appris à ne pas trop s’attacher ; le décès de Tadeusz, cet ami qui lui était cher, et la perte de sa mère lorsqu’il était jeune. Une disparition dont il ne s’était jamais remis, et dont la date anniversaire le rendait d’autant plus fragile. Quarante ans après le décès de sa mère, Franek redoutait encore l’arrivée de l’hiver. Ce n’était pas tant le froid mais plutôt la manifestation du souvenir qui balayait chaque fois tous les efforts qu’il réalisait pour garder la face.

Même s’il ne parlait presque jamais de sa famille, Franek vivait difficilement l’absence de sa mère : il restait très attaché à elle. Une des aides-soignantes du site Saint-Michel, originaire d’une ville voisine à la sienne dans le sud de la Pologne, lui apportait le réconfort d’une figure maternelle. Bien qu’il ne soit pas pratiquant, Franek lui avait tout de même demandé d’organiser une messe en hommage à sa mère, pour qui la religion occupait une place importante.

Pour plusieurs membres du centre, résidents comme membres du personnel, Franek était un personnage singulier. D’une part parce qu’il faisait partie des habitués depuis de nombreuses années, et d’autre part parce qu’il avait réussi à trouver une place particulière auprès de chacun. Tantôt surnommé Franck, tantôt Franky, il a su marquer toutes les personnes qui l’ont connu : « Il fait partie de ces personnes qu’on n’oublie pas », nous assure une des membres du samu social.

L’un des animateurs conserve un souvenir ému de sa gentillesse. Il garde en mémoire l’image de Franek, poussant le fauteuil d’un homme que personne d’autre n’aidait. Son altruisme ne se limitait pas aux liens qu’il avait déjà établit, il lui semblait tout à fait naturel d’apporter son soutien partout où il était bon à prendre. De cette entraide a même finit par naître une relation amicale que rien ne laissait présager.
Une image que retient également M., devenu complice avec Franek depuis leur première rencontre au centre Babinski. « J’ai pas oublié son sourire » soupire M., qui se souvient avec amusement des stratégies que tous deux mettaient en place pour contourner certaines règles de l’établissement. Ils partageaient cette même pudeur à évoquer leurs sentiments et vie intime ; dès lors, un accord tacite semblait s’être établi entre eux : conscient de leurs failles respectives, ils comprenaient et respectaient le silence de chacun. Pour lui, perdre Franek, c’est perdre un ami de confiance. C’est également devoir vivre avec la disparition d’un neuvième proche depuis le mois de juin 2023.

Le banc sur lequel le corps de Franek a été retrouvé. Le 14/12/23.

Franek est décédé au niveau du 25 avenue Courteline, sur le banc où il s’était installé les semaines précédant son décès. Ses camarades, qui l’avaient vu plus tôt dans la journée, demeurent dans l’incompréhension et la culpabilité de ne pas avoir su le convaincre de rester avec eux ce jour-là. Passés devant lui quelques heures plus tôt, ils l’avaient cru seulement endormi et n’avaient pas souhaité le déranger dans son repos.

Ses proches ont pu être avertis de ses funérailles le 13 février prochain. Nous leur adressons nos pensées les plus sincères, ainsi qu’à toutes les autres personnes qui l’ont connu.

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