Maria, 49 ans

Lundi 4 décembre,  Maria est morte dans la rue. Elle était aussi connue sous le nom de Samaria, et Mardi 5, c’est ce nom qui sert d’entête à une lettre affichée à l’endroit où elle vécut ses dernières semaines : boulevard Diderot, devant le Carrefour Bio.  Voici la lettre.

« SAMARIA

1968-2017

A toi, Samaria, qui vivait et dormais à cet endroit depuis des mois. A toi devant qui des centaines de personnes passaient chaque jour et qui ne te lançaient pas un regard. A toi, femme « sans domicile fixe » dont l’esprit divaguait à cause de l’isolement. A tes sourires, à tes « Merci, à demain », à ton humilité. Toi qui rêvait de travailler quelques semaines afin de pouvoir rentrer en Mozambique et revoir ton enfant. A toi je dois dire adieu aujourd’hui. Tu n’es pas seule et nous pensons à toi.

LES SDF MEURENT DE FROID EN 2017 DANS LES RUES DE PARIS. »

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Sous cette harangue en rouge et noir, les bouquets s’additionnent. Que de couleurs sur le boulevard.

Les marcheurs gravitent autour de ce mémorial improvisé et échangent leurs sentiments. On culpabilise, on accuse, on est triste, on se demande ce qu’on aurait pu faire de plus. Beaucoup de phrases sont de celles que l’on entend chaque fois qu’un anonyme s’en va, mais ne vous méprenez pas, ce groupe ne se compose pas exclusivement de badauds curieux. Ceux qui connaissaient Samaria pour lui avoir offert de l’aide, pour lui avoir offert couverture, vêtements et nourriture sont là aussi : il faut parler pour faire le deuil. En tous cas, il est vraisemblablement intenable de penser et repenser en rond dans son appartement.

Au milieu de l’agitation et des va et vient de l’attroupement, survient, d’un coup tout doux, une singularité. Une femme avance droit à travers le groupe. Elle s’agenouille devant les fleurs et dispose délicatement quatre petits coquillages et un marron. Oui oui, et un marron. C’est trop incompréhensible pour ne pas être intime et ça fait un bien fou, merci Madame. Elle s’en va ensuite sans un regard pour personne et sans dire un mot, laissant tout ce monde se perdre au fond de cette énigme automno-maritime.

*

Profitons-en pour nous éloigner. Prenons du recul sur ce que l’ensemble des interlocuteurs du collectif ont pu et ont voulu raconter, passant toutefois le refrain dithyrambique sur la politesse et la gentillesse : évidemment qu’elle disait bonjour. Je préciserai quand ce ne sera pas le cas dorénavant.

Dans les commerces, Maria était bien accueillie. Elle refusait la monnaie qu’on lui rendait et elle adorait la soupe qu’on lui offrait parfois. Il faut savoir qu’elle ne touchait souvent pas aux sandwichs ou fruits qu’on lui apportait ; l’état de ses dents n’était pas bon du tout.

Certains pensaient qu’elle ne voulait pas d’hébergement et qu’il était donc inutile de s’attarder sur cette mort. Malheureusement quelques subtilités sont à noter.

D’abord, elle n’acceptait pas d’être hébergée, c’est vrai, mais dans des situations où des inconnus lui proposaient de l’emmener en centres d’hébergements d’urgence. J’espère que nous ne saurons jamais nous mettre à sa place, mais ce refus est compréhensible je crois. Ensuite, un groupe de maraudeurs en qui Maria avait confiance lui trouva une place dans un nouveau centre d’hébergement, et elle l’accepta. Ce centre ne devait cependant ouvrir que quelques jours après sa mort.

*

Depuis combien de temps Maria était-elle en France ? Est-elle venue du Mozambique comme indiqué sur la lettre ? D’Angola qui semble être son pays d’origine ? Quel parcours la mena sur les trottoirs du 12e arrondissement ? A-t-elle bien un enfant quelque part ? Si oui, saura-il un jour que sa mère est morte ? Les réponses se trouvent elles dans un coquillage ou dans ce marron ?

Il est plus supportable d’inventer que de se figurer les derniers mois de Maria. Elle possédait, il y a un ou deux ans, un chariot dans lequel elle trimballait toutes sortes d’affaires. Elle parlait beaucoup alors. Elle parlait et parlait même quand de l’autre côté on ne comprenait que peu. Au fil des mois elle se déplaça de moins en moins et remplaça ses tirades par de simples réponses aux questions. Et puis elle n’a plus dit que quelque oui, non, merci, et du chariot, il n’est resté qu’une ou deux couvertures. Elle se recroquevillait sous sa large capuche noire.

 

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Autour de Singh

 Le 18 novembre 2017, Singh est mort à 36 ans, à la sortie du métro Jaurès. Il n’avait pas de domicile.

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« C’est là qu’il est mort. Juste là, regardez », nous dit Karim, un compagnon de rue de Singh. Il montre le sol au bas la carte de métro.

Karim s’était approché pendant que nous sortions l’affichette jaune portant le nom de Singh et avertissant de son décès. Il le connaissait : Singh dormait tout près, sous le métro aérien. Il était très gentil. Il était Indien.

Karim n’en a pas dit beaucoup plus au sujet de son ami, mais, à sa manière, il nous a emmenés sur ses traces. Avec lui, nous avons parcouru certains lieux que Singh avait habités: habité, en y dormant, et en se chauffant à la grille d’aération du métro; habité, en y faisant la manche; habité, en y étant assis, en s’y tenant debout, en buvant le café offert par un commerçant ou le kebab apporté par Karim.

De ces lieux, nous voyons d’abord le dernier, celui où Singh est mort. Nous avions commencé à afficher le faire-part jaune sur l’arbre en face de la sortie de métro lorsque Karim est intervenu pour nous dire qu’il fallait le placer sur le lieu précis où Singh était mort. Le problème, c’est qu’ainsi affiché, sur un mur appartenant à la RATP, le faire-part risquait d’être enlevé très rapidement. Sur les arbres, nos affiches jaunes restent plus longtemps. Mais pour Karim, il était très important que cet hommage soit placé au bon endroit: « C’est qu’il est mort! ».

Alors, pour être sûrs qu’une affiche au moins dure quelque temps, nous nous mettons d’accord pour en installer trois : l’une, à la sortie du métro, l’autre sur l’arbre, et une troisième près d’un lieu où Singh avait l’habitude de faire la manche.

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Mais avant cela, il a fallu trouver des fleurs : Karim propose de nous emmener chez un fleuriste qu’il connaît (il connaît tout le monde, en réalité, des personnes travaillant à la Ratp aux salariés du supermarché, des compagnons de rue aux voisins du quartier). Pour l’occasion, le fleuriste baisse le prix du bouquet de roses. Il faut, selon Karim, que toutes les affiches soient ornées de fleurs : nous divisons le bouquet en trois.

Nous entamons alors une trajectoire dont les points d’arrêt marquent à la fois les lieux de vie de Singh et les lieux d’hommage que nous lui confectionnons. Tout le long, Karim nous accompagne: en nous guidant, mais aussi en tenant le fil, le scotch, les affiches, pour faciliter la mise en place. Il participe ainsi à l’installation de ces lieux de mémoire – temporaires, improvisés, mais ancrés dans la ville que Singh a parcourue et habité ces dernières années.

Là, il dormait: sur le terre-plein, d’abord, ouvert aux quatre vents, puis, sous le métro aérien, avec un groupe d’hommes polonais. Ici, c’est un peu plus abrité, c’est même protégé par une grille – pour dissuader ceux qui seraient en quête de chaleur (on peut s’y chauffer à même le sol, à la grille d’aération) d’y élire domicile. Mais, par une petite ouverture, on peut se faufiler à travers la grille, et on passe alors le seuil de l’ancienne maison de Singh. Les hommes qui s’y trouvent nous accueillent avec chaleur.

Singh dormait bien ici, avec eux. Dans un coin sont posées ses béquilles : il était donc blessé? C’est ce que semblent confirmer à la fois Karim et les deux hommes dans l’habitation grillagée. Ceux-ci nous apprennent qu’il avait une femme et une fille, restées en Inde, dans la région du Panjab. C’est de là qu’il était venu. Cela faisait cinq ou six ans qu’il était ici, à Jaurès. Lorsque nous racontons à ces deux compagnons de Singh la pose des affiches et des fleurs, l’un d’entre eux nous remercie et se signe.

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Au cours de notre itinéraire, Karim annonce la mort de Singh à ceux qui étaient susceptibles de le connaître : les personnes travaillant à la RATP, par exemple, et des connaissances de la rue. De nombreuses fois, il nous répète que c’est lui qui a cherché à prévenir les pompiers quand il a vu que Singh n’allait pas bien. Personne, se souvient-il, ne voulait lui prêter de téléphone. Ce sont finalement des membres du personnel de la RATP qui se sont chargés d’alerter les secours.

On ne connaît pas bien l’amitié de Singh et de Karim mais, ce dont nous avons été témoins, c’est l’action de Karim pour rendre visible la mort de Singh. Par de nombreux moyens, il a voulu faire savoir qu’un compagnon était parti : par le téléphone, par les mots écrits sur les affiches, par les fleurs, et finalement par la voix, portée de lieu en lieu.

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Cette trajectoire a peut-être eu la fonction d’une proclamation ambulante et collective (partagée, du moins, entre trois) de la mort de Singh. Mais elle a été, aussi, une cartographie de ses postes de travail, à même la ville: des lieux où il faisait la manche.

Il y avait, par exemple, la sortie du métro Jaurès, là où il est mort.

Il y avait aussi cet espace de trottoir près du commerçant qui avait pour habitude de lui offrir du café. De bon cœur, celui-ci nous a permis d’afficher un faire-part sur sa devanture.

 

C’est ici, aussi, que Singh faisait appel à la générosité des passants, à l’autre sortie de métro, près de l’opticien :

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Si les histoires et les souvenirs à propos de Singh sont rares, les lieux fréquentés, et certaines des lieues parcourues, sont bien présents, eux. Et l’absence soudaine de Singh – dont l’asphalte n’aurait rien révélé si Karim et les compagnons polonais n’avaient pris le temps d’y inscrire des moments de son existence – se matérialise.

Karim, d’ailleurs, continue à souffrir de cette absence :

« Ce sont toujours mes amis qui meurent. Vous connaissez mon ami Pascal à la Rotonde ? Il est mort il y a deux ans. Il était responsable financier à la Poste. Et puis, et puis, des soucis… ».

Le Collectif connaît Pascal, de la Rotonde, ami de Karim : un hommage lui a été fait, ici.

https://memoiredesmortsdelarue.wordpress.com/2016/01/25/pascal/

Un lien inattendu s’est tissé entre Singh, Karim et Pascal.

 

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