Lundi 4 décembre, Maria est morte dans la rue. Elle était aussi connue sous le nom de Samaria, et Mardi 5, c’est ce nom qui sert d’entête à une lettre affichée à l’endroit où elle vécut ses dernières semaines : boulevard Diderot, devant le Carrefour Bio. Voici la lettre.
« SAMARIA
1968-2017
A toi, Samaria, qui vivait et dormais à cet endroit depuis des mois. A toi devant qui des centaines de personnes passaient chaque jour et qui ne te lançaient pas un regard. A toi, femme « sans domicile fixe » dont l’esprit divaguait à cause de l’isolement. A tes sourires, à tes « Merci, à demain », à ton humilité. Toi qui rêvait de travailler quelques semaines afin de pouvoir rentrer en Mozambique et revoir ton enfant. A toi je dois dire adieu aujourd’hui. Tu n’es pas seule et nous pensons à toi.
LES SDF MEURENT DE FROID EN 2017 DANS LES RUES DE PARIS. »
Sous cette harangue en rouge et noir, les bouquets s’additionnent. Que de couleurs sur le boulevard.
Les marcheurs gravitent autour de ce mémorial improvisé et échangent leurs sentiments. On culpabilise, on accuse, on est triste, on se demande ce qu’on aurait pu faire de plus. Beaucoup de phrases sont de celles que l’on entend chaque fois qu’un anonyme s’en va, mais ne vous méprenez pas, ce groupe ne se compose pas exclusivement de badauds curieux. Ceux qui connaissaient Samaria pour lui avoir offert de l’aide, pour lui avoir offert couverture, vêtements et nourriture sont là aussi : il faut parler pour faire le deuil. En tous cas, il est vraisemblablement intenable de penser et repenser en rond dans son appartement.
Au milieu de l’agitation et des va et vient de l’attroupement, survient, d’un coup tout doux, une singularité. Une femme avance droit à travers le groupe. Elle s’agenouille devant les fleurs et dispose délicatement quatre petits coquillages et un marron. Oui oui, et un marron. C’est trop incompréhensible pour ne pas être intime et ça fait un bien fou, merci Madame. Elle s’en va ensuite sans un regard pour personne et sans dire un mot, laissant tout ce monde se perdre au fond de cette énigme automno-maritime.
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Profitons-en pour nous éloigner. Prenons du recul sur ce que l’ensemble des interlocuteurs du collectif ont pu et ont voulu raconter, passant toutefois le refrain dithyrambique sur la politesse et la gentillesse : évidemment qu’elle disait bonjour. Je préciserai quand ce ne sera pas le cas dorénavant.
Dans les commerces, Maria était bien accueillie. Elle refusait la monnaie qu’on lui rendait et elle adorait la soupe qu’on lui offrait parfois. Il faut savoir qu’elle ne touchait souvent pas aux sandwichs ou fruits qu’on lui apportait ; l’état de ses dents n’était pas bon du tout.
Certains pensaient qu’elle ne voulait pas d’hébergement et qu’il était donc inutile de s’attarder sur cette mort. Malheureusement quelques subtilités sont à noter.
D’abord, elle n’acceptait pas d’être hébergée, c’est vrai, mais dans des situations où des inconnus lui proposaient de l’emmener en centres d’hébergements d’urgence. J’espère que nous ne saurons jamais nous mettre à sa place, mais ce refus est compréhensible je crois. Ensuite, un groupe de maraudeurs en qui Maria avait confiance lui trouva une place dans un nouveau centre d’hébergement, et elle l’accepta. Ce centre ne devait cependant ouvrir que quelques jours après sa mort.
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Depuis combien de temps Maria était-elle en France ? Est-elle venue du Mozambique comme indiqué sur la lettre ? D’Angola qui semble être son pays d’origine ? Quel parcours la mena sur les trottoirs du 12e arrondissement ? A-t-elle bien un enfant quelque part ? Si oui, saura-il un jour que sa mère est morte ? Les réponses se trouvent elles dans un coquillage ou dans ce marron ?
Il est plus supportable d’inventer que de se figurer les derniers mois de Maria. Elle possédait, il y a un ou deux ans, un chariot dans lequel elle trimballait toutes sortes d’affaires. Elle parlait beaucoup alors. Elle parlait et parlait même quand de l’autre côté on ne comprenait que peu. Au fil des mois elle se déplaça de moins en moins et remplaça ses tirades par de simples réponses aux questions. Et puis elle n’a plus dit que quelque oui, non, merci, et du chariot, il n’est resté qu’une ou deux couvertures. Elle se recroquevillait sous sa large capuche noire.