Lukasz, 35 ans

C’était au 6 boulevard Pasteur, ou plutôt face au 6 boulevard Pasteur, près d’une passerelle où passe le métro : Lukasz est décédé le 10 juin. Voilà, nous n’avons pas appris grand-chose, nous n’y sommes allés qu’une fois ; nous n’y sommes pas restés longtemps, Lukasz avait trente-cinq ans, il était d’origine polonaise. Ce que nous avons appris là-bas, ce n’est pas grand-chose comme je l’ai dit, et même, nous n’avons pas rencontré grand monde : le boulevard Pasteur était vide, était-ce parce que l’été venait ? il y avait un café ouvert qui commençait à ouvrir ses portes, où je suis allée, vers dix heures du matin donc – il ouvrait ses portes, le gérant apprêtait les chaises, les fauteuils -, non loin du 6 boulevard Pasteur – de l’endroit où Lukasz est mort.

C’était plutôt un petit snack-bar qu’un café. Un endroit un peu oriental, assez sombre, avec des banquettes rouges et une petite entrée, mais je n’y suis pas restée longtemps : le gérant ne savait rien, j’ai vu par la vitrine du snack, mon binôme arriver, et là, là : « Mademoiselle, vous ne voulez pas rester un peu plus longtemps ? – Je reviendrai, monsieur, je reviendrai peut-être. Mon binôme m’attend », je suis sortie.

Et nous avons accroché des affiches, sur le boulevard Pasteur, des affiches mentionnant le décès de Lukasz (c’est ainsi que nous procédons chaque fois, accrocher des affiches à la mémoire de la personne, de la personne décédée, mentionnant son prénom, le jour de son décès, avec toujours ce message : « Si vous le connaissiez, si vous disposez d’informations permettant de lui rendre hommage, merci de nous contacter ») : nous en avons accrochée une en face du 6 boulevard Pasteur, sur un arbre, une autre à un carrefour, une autre encore près de la passerelle, et nous avons rencontré quelqu’un : une femme qui disait connaître de vue, elle ne savait trop qui, un homme qui était là depuis un an, et c’était peut-être lui, peut-être Lukasz.

Non sans doute, car selon le gérant d’un autre café – il y avait un autre café près du 6 boulevard Pasteur -, Lukasz n’était là que depuis deux semaines. Oui, il voyait bien, effectivement, un Polonais qui était là depuis deux semaines, deux semaines seulement, c’était quelque chose de récent ; si nous voulions des renseignements, il faudrait aller voir les gens qui traînent sur le banc en face, vous voyez là-bas, sur le banc, nous a-t-il montré, à travers la vitrine de son établissement…

Lui, le gérant du café, il avait parlé avec eux lui-même, mais ce qu’ils se sont dits, lui et eux, il ne nous l’a pas rapporté.

« Allez les voir. »

Une bande d’amis, je ne sais plus combien de personnes exactement, se trouvait là, sur un banc, sous la passerelle ; près d’eux, deux tentes bleues et près de ces tentes bleues encore, des ouvriers. Il y avait en effet des travaux boulevard Pasteur, comme dans beaucoup d’endroits dans Paris, des gravats, un chantier juste à côté des tentes, mais les barrières vertes des travaux contournaient les tentes, mais elles étaient placées juste à côté d’elles également, de telle manière que l’on avait l’impression que ce n’était pas une coïncidence, non, si les tentes étaient là, et qu’elles faisaient elles-mêmes partie des installations du chantier.

Les amis discutaient entre eux, nous les avions déjà remarqués, nous n’osions pas aller les voir ; oui, c’était des amis de Lukasz, d’après ce que nous avait indiqué le gérant du café, nous n’osions pas aller les voir.

Chose étrange, nous avons préféré plutôt aller voir les ouvriers, sans presque même avoir besoin de nous consulter, nous sommes allés les voir, eux, alors que nous savions bel et bien que de leur part, nous aurions bien moins de chance d’obtenir des informations sur Lukasz que de la part des gens du banc. Bref, nous avons manqué de courage ; et bien sûr, les ouvriers nous ont tout de suite renvoyés vers les gens du banc.

« Eux le connaissaient, nous ont-ils dit. C’est à eux qu’appartiennent ces tentes. »

Les deux tentes bleues étaient entrouvertes, vides : quelques affaires pêle-mêle que je n’ai pas eues le temps de bien regarder, se trouvaient à l’intérieur, mais aussitôt ou presque, nous avons mon binôme et moi, fait demi-tour pour nous diriger vers le banc ; évidemment, il aurait été mal venu de regarder longtemps les tentes quand les gens du banc, à qui elles appartenaient, et qui ne se trouvaient qu’à quelques mètres de nous, pouvaient nous voir les regardant.

Les ouvriers avaient repris leurs travaux, près de leur camionnette blanche. Alors, je ne sais pas trop comment, de qui est venue l’initiative, mais tout s’est fait très rapidement : les quelques mètres qui nous séparaient du banc, nous les avons franchis, nous nous sommes approchés tout de go, des gens du banc, et sans plus nous poser aucune question, tandis que les ouvriers derrière nous, enjambaient les barrières, nous leur avons dit à peu près ceci :

« Nous sommes le Collectif les Morts de la Rue… » … Non, je ne sais plus très bien exactement ce que nous leur avons dit, ni même si nous nous sommes présentés, c’était d’une grande difficulté : fallait-il dire Collectif les Morts de la Rue, alors qu’à la rue, eux-mêmes, ils y étaient peut-être ? c’était à peine si nous savions s’ils parlaient bien français ou non, oui, par une sorte de préjugé, nous supposions qu’il fallait faire court, parce qu’ils étaient polonais et que si nous avions donné des explications sur le sens de notre mission, sur l’organisme qui nous envoyait, certainement, certainement, ils n’auraient pas compris ; je me souviens bien avoir moins parlé avec eux que nous ne le faisions habituellement, avec les autres… Oh, c’était un préjugé bien entendu, qu’il aurait été préférable peut-être de ne pas écouter, mais tout s’est fait si rapidement (les questions que nous avions à poser nous brûlaient les lèvres) qu’à peine parvenions-nous à réfléchir à ce que nous disions.

Un homme, un Polonais, nous a répondu quand nous avons posé cette question « Connaissez-vous Lukasz ? », un homme, un Polonais, avec un œil ensanglanté ; et voici, il le connaissait, nous a-t-il dit.

Il le connaissait depuis quinze ans.

De lui, nous avons appris que le père de Lukasz vit en Belgique, pas grand-chose d’autre. Et pourtant, la conversation a duré longtemps ; car le Polonais avait les larmes aux yeux, il y a eu beaucoup de silences, tandis que nous parlions. Ce que nous parvenions à nous dire, ce n’était rien peut-être en comparaison de ce que couvaient tout brûlants, tout grouillants en-dessous, ces silences, de choses que le polonais et le français ne peuvent pas dire ; enfin, nous avons appris que Lukasz était quelqu’un de gentil et…

« Vous ne savez rien de plus, monsieur ? »

Et d’autres petites choses, nous ne savons presque rien : Lukasz, Lukasz était quelqu’un de très gentil, et il aimait la vie. C’était quelqu’un de souriant.

« Il aimait la vie. – Vous n’avez pas une petite chose à nous raconter ? – Oh, je ne sais pas, non, je ne sais pas… »

Nous avons appris également qu’une cérémonie aurait lieu à sa mémoire, le vendredi 16 juin, dans l’église Saint-Léon, à la mémoire de Lukasz, mais nous ne nous sommes pas rendus à cette cérémonie.

Les amis du Polonais sont restés silencieux tout le long de la conversation.

Nous avons appris aussi que le corps de Lukasz allait peut-être être rapatrié en Pologne, ce qui n’a pas eu lieu en vérité : la famille de Lukasz n’a pas été retrouvée, et comme il arrive chaque fois que l’on ne retrouve pas de proche, il a fallu l’emmener en convoi collectif au cimetière de Thiais, où des bénévoles du Collectif les Morts de la Rue lui ont rendu hommage.

Plusieurs fois, nous avons reposé la même question, sans lassitude : « Vous n’avez pas une petite chose à nous raconter ? »

Le Polonais ne savait pas quoi nous dire, excepté que Lukasz aimait bien boire de temps en temps avec lui : c’était un homme, Lukasz, qui aimait s’amuser, vous voyez, avait-il l’air de dire avec son peu de mots français, il sortait parfois du droit chemin, non pas méchamment, mais parce qu’il voulait s’amuser, a-t-il ajouté encore à peu près comme cela, bien que je le défigure très certainement en essayant de le réécrire tel quel.

En fait, si nous avons appris peu de choses, ce n’était sans doute pas parce que le Polonais n’avait que peu de choses à nous raconter sur Lukasz, ni même peut-être parce qu’il avait de la maladresse à parler dans notre langue mais vu comment ses yeux brillaient, je pense qu’il s’est presque adressé à nous comme si nous-mêmes, nous connaissions Lukasz et comme si toutes les choses qu’il aurait pu nous raconter, même les plus folles, lui paraissaient tellement évidentes, tellement familières que sans doute, il ne voyait pas l’utilité de les raconter ; car tout était comme si pendant que nous parlions, Lukasz s’était tenu parmi nous et dans ce cas, pourquoi dire « il avait les yeux de telle couleur… » ou « il aimait telle ou telle chose… » ?

Il y a eu de grands silences donc ; et pour les circonstances du décès, l’ami de Lukasz ne savait rien. Il nous l’a dit de lui-même, puisque nous, nous n’interrogeons jamais les gens pour connaître ce genre de détails, qui selon la loi, sont privés. A la fin, nous lui avons dit Merci, c’est tout, la conversation s’est arrêtée net, et nous nous sommes serrés la main, le Polonais et moi, le Polonais et mon binôme. A propos de Lukasz, nous ne savons rien de plus que ce que je viens d’écrire, mais chose certaine, si je n’ai pas réussi à tout exprimer, il y avait dans les silences de son ami, bien plus – bien plus d’amour peut-être – que ce que nous avons entendu dans son français hésitant.

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*      *

 

Le vendredi 1er septembre, le Collectif les Morts de la Rue a reçu un appel d’une jeune fille du nom de M., qui nous a dit qu’elle connaissait Lukasz. Elle nous a aussi écrit un long message Facebook, pour nous parler de lui ; je réécris ici le message en question :

« Ce que je peux vous dire, c’est que je le croisais souvent sous le métro, vers en face de la station Sèvres-Lecourbe ; il était là (régulièrement avec une canette de bière) et son chien Bob, un berger allemand. Avec une amie nous nous arrêtions pour discuter de temps en temps. Seulement la barrière de la langue était dure à briser, je me souviens d’un jour où nous étions parties promener son chien jusqu’en haut du boulevard Pasteur quand j’avais 14 ans. Un homme très gentil et aimant terriblement son chien. Malheureusement son chien Bob est décédé, puis je n’étais plus dans le même collège, les années ont passé et quand je m’arrêtais devant lui, je lui disais bonjour mais cela faisait quelques temps que je ne l’avais pas vu… Il était régulièrement avec un autre sdf nommé Yves qui est souvent en face, à côté du Franprix, rue Lecourbe, à quelque pas de l’endroit ou Lukasz dormait. »

A propos de l’apparence de Lukasz, elle nous a dit aussi :

« C’était un homme grand blond cheveux court avec les yeux bleus, avec une mine assez rougie. »

Et c’est tout ce que nous avons appris, de sa part… Merci à elle pour ce beau témoignage ; nous espérons qu’un jour, si des proches de Lukasz tombent sur cet article, ils seront touchés par ses mots.

3 réflexions sur “Lukasz, 35 ans

    • Bonjour Sophie,
      Merci pour votre commentaire, c’est dur mais nous espérons que rendre hommage à ces personnes, leur accorder de l’importance après leur mort, même si c’est un peu tard, cela contribuera à réveiller tout le monde, pour que toute cette misère s’arrête. Je vous souhaite une bonne continuation et merci encore pour votre encouragement,
      L’auteur de l’article

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